samedi 18 octobre 2014

Christopher Nolan cartographe

Beaucoup des films de Christopher Nolan sont conçus comme des plans, au double sens de l'organisation spatiale et stratégique. The Following raconte l'histoire d'un "suiveur" : un prétendu écrivain qui suit les gens dans la rue, retraçant leur itinéraire pour imaginer leur vie. Dans Memento, le personnage de Leonard s'adonne lui aussi à la cartographie : pour s'y retrouver dans son amnésie, il colle sur une grande feuille les Polaroïds pris au gré de ses errances et de ses rencontres. Sur ce schéma accroché au mur des chambres d'hôtel, toutes les photos sont commentées et reliées entre elles. Nolan ne fait pas autre chose : il dispose des points de repère pour ne pas perdre son spectateur dans ce film monté à l'envers. Les sutures entre les séquences sont soulignées (la fin d'une scène correspondant au début de la précédente) et une intrigue parallèle, chronologique, est démarquée par le noir et blanc. Inception et ses rêves d'architecte fonctionnent de la même manière. Introduire une idée dans ce rêve est aussi dur que de braquer une banque : il faut un plan. Parlant avec l'étudiante en architecture qu'il voudrait embaucher, Cobb, le personnage principal, lui demande de dessiner au pied levé un labyrinthe dont il ne saura pas sortir. À nouveau, quand le spectateur est perdu quelque part dans l'emboitement des rêves, le découpage pédagogique est là comme fil d'Ariane.

Dans Memento, le travail topographique - représenter et relier entre eux des faits et des lieux - présente la particularité de se faire directement sur la peau. Ses tatouages ne sont pas autre chose que des inscriptions sur cette carte atypique : un buste, deux bras et deux jambes. Un dialogue s'instaure entre l'environnement découvert et le corps de l'arpenteur qui porte sur lui les stigmates d'une connaissance énigmatique. De la même manière, le Bruce Wayne de Batman Begins construit le costume de Batman en réponse à une quête géographique fantaisiste - nous sommes dans l'univers des comics. Ce parcours nous fait passer par le puits de la maison familiale (les ailes et les oreilles en pointe en référence aux chauves-souris), par un temple tibétain au sommet d'une montagne (l'armure plus ou moins héritée d'un apprentissage auprès de la Ligue des ombres) et par le dépôt de Lucius Fox sous le building de Wayne Enterprise (armes, véhicules, gadgets). Le voyage initiatique réalisé, la cartographie passe de l'artisanal au technologique : le Batman de The Dark Knight peut, augmenté par des milliers d'écrans de surveillance, avoir en temps réel une vision panoptique de la ville. Cela donne, dans les scènes d'action finales, des séquences surprenantes où l'organisation de l'espace est figurée par des lignes abstraite : la carte finit par remplacer le territoire.

Si le corps peut ainsi symboliser le monde, c'est que Nolan sait en bon cartographe faire varier les échelles. C'est dans Insomnia que le meilleur usage est fait de ce procédé. Le film navigue entre trois niveaux d'échelle. Le premier est celui de la compréhension directe de l'intrigue, dans une narration pour une fois plutôt linéaire. Le deuxième niveau d'échelle est celui, légèrement zoomé, du détail : indice, preuve, fait. Le troisième niveau est microscopique : ce sont ces courts flash où l'on peut discerner la granularité de la matière. Tout le jeu de Christopher Nolan sera de régler et de dérégler ces échelles jusqu'à créer un cercle, quand la valeur symbolique de ces plans microscopiques - une tâche rouge envahissant un tissu blanc - éclairera le plan narratif d'ensemble.

mercredi 15 octobre 2014

"I Thought there would be more" - Boyhood, de Richard Linklater

"I thought there would be more". Cette réplique, entendue de la bouche d'Olivia, le personnage de la mère dans Boyhood, ne surprend pas dans un film de Richard Linklater. La trilogie Before Sunrise, avec ses dialogues qui ne mènent nulle part et ses histoires suspendues, conduisait à la même réflexion : "j'en attendais plus". La déception participe au fonctionnement et parfois au charme de ses films. 

Mais le côté troublant de Boyhood vient de la manière dont cette déception est totalement intégrée au dispositif. En étirant son tournage sur plusieurs années - pour restituer l'enfance du personnage principal, Mason - Linklater dénude le récit jusqu'à sa substantifique moelle temporelle. Il n'y a plus que cela : le discret travail du temps qui transforme subrepticement l'avant en après, et créé du vide (ce qui est à jamais perdu) avec du plein (l'addition des moments de vie). La soupir d'Olivia voyant partir son fils tient à ce paradoxe qui n'a rien d'inédit, mais trouve là une expression poignante.


mercredi 8 octobre 2014

Inception, ou l'anti-musical


Rencontre fortuite entre deux moments de cinéma. L'un se trouve dans Inception : au cours d'une poursuite puis d'une bagarre, deux personnages courent sur le mur et le plafond d’un couloir d'hôtel. L'autre se trouve dans Royal Wedding, le film de Stanley Donen : Fred Astaire vient de tomber amoureux d’une jeune danseuse, et c’est en s’adressant à une photo d’elle qu’il se met à chanter et à danser aux murs et au plafond de sa chambre d’hôtel : « You’re all the world to me ».



Selon l'anecdote, l'idée de ce numéro vient du danseur lui-même. Ce moment résume bien, c'est vrai, cette manière qu'a Fred Astaire de faire tenir les émotions en équilibre. Ce n’est pas la première fois qu'il joue avec le principe de la gravité. Dans Shall we dance, de Mark Sandrich, il s’amuse par un pas de danse facétieux à faire croire à son acolyte que le bateau sur lequel ils se trouvent est en train de tanguer. Il y a bien dans Inception comme dans cette fameuse scène de Royal Wedding un mystérieux pouvoir de l’homme lui permettant de s’affranchir d’une loi physique élémentaire. «You’re all the world to me» dit Fred Astaire à la photo qu'il tient entre les main, posant une équivalence entre son amour et le monde dans lequel il se tient. Danser sur les murs n'est plus qu'allier la parole aux actes, de la même manière que Cobb, se promenant dans les rues de Paris, peut plier un quartier sur lui-même à des fins pédagogiques.

Inception a-t-il quelque chose d'une comédie musicale ? Dans sa structure, peut-être : l'emboîtement des rêves peut faire penser au fol enchaînements des numéros musicaux de Tous en scène de Minnelli. Mêmes ruptures ou mélanges des genres : le mélodrame en plein film d'espionnage chez Nolan, le film noir en plein spectacle musical chez Minnelli (dans le célèbre numéro girl hunt). Les deux films ont la métamorphose comme principe : l’espace dans lequel les personnages se trouvent se désagrège pour former aussitôt un décor et un univers nouveaux. Minnelli est le cinéaste de la pluralité des mondes, comme disait Deleuze, et dans The Band Wagon c’est par le vecteur de la danse que les mondes communiquent. Les rêves d'Inception ont une fonction comparable : un lustre au tintement étrange, l’absence d’une tâche sur un tapis, et l'illusion menace de s’effondrer, le rêve de prendre fin. Comme dans l’univers en « chausse-trappes » et « en pièces détachées » de Minnelli le héros d’Inception évolue dans des décors en kit, truffé de fausses pistes et de trompe-l'oeil. « The World is a stage », disent les personnages de Tous en scène, « The world is a fram e» pourraient répondre ceux d’Inception, piégés par le cadre de la caméra dans un monde factice.

Car dans la science-fiction, la scène de la comédie musicale se transforme en piège. Les personnages d'Inception ne dansent pas, même dans cette scène en apesanteur. C'est plutôt l'inverse : leur corps raide subissent le chamboulement du décor, là où celui du danseur l'accompagne. En observant de plus près ces deux jeux sur la gravité, on s’aperçoit qu’ils procèdent de deux mouvements substantiellement opposés. Dans Royal Wedding, le personnage de Tom Bowen rentre dans sa chambre d’hôtel et se met à danser sur les murs et sur le plafond. Rien ne laissait présager d’un tel geste, il n’y a pas dans le film d’autre moment semblable, le surnaturel ne fait pas spécialement partie du contrat : c’est simplement Fred Astaire qui, spontanément, se met à faire des claquettes au plafond. Il est à peine surpris de ce qui lui arrive, comme s’il était le secret ingénieur du phénomène. A l’inverse, la scène de bagarre sur le mur d’un couloir, dans Inception est le fruit d’une longue maturation narrative. Il a fallu expliquer au spectateur ce qu’était un rêve partagé, et comment il est possible dans ce film de rêver à l’intérieur d’un autre rêve. La rotation du cadre est expliquée logiquement par le fait que l’auteur du rêve est en train de faire un tonneau dans une camionnette. Non seulement l’apesanteur n’a plus rien de gratuit ou d’invraisemblable, mais elle est simplement subie par le personnage d’Arthur (Joseph Gordon-Levitt) là où elle était brillamment maîtrisée par le personnage de Tom Bowen. C’est que, dans la comédie musicale, le mouvement semble venir de l’intérieur des corps pour agir sur le cadre, alors que dans le film de Nolan, le mouvement vient de l’extérieur du cadre pour agir sur les corps. L’opposition est métaphysique, en somme : dans un cas l'énergie vient du vivant et dans l'autre elle est subordonnée au dispositif technique. Il y a peut-être des chorégraphies dans Inception mais moins, alors, celles des corps en mouvement que celles du découpage, du montage et du plan.

A partir de ce déplacement du centre de gravité, on peut juger du caractère macabre du pas de danse d’Inception. L’amour, par exemple, n’est plus comme dans la comédie musicale cette vibration intérieure qui met le corps en mouvement, mais au contraire la construction d’un monde qui emprisonne : dans l’un de ses rêves le personnage de Cobb garde captive son épouse perdue. A l’inverse du Minnelli de Tous en scène qui utilise les couleurs comme une matière absorbante propice à l’exploration, Nolan semble prendre un soin particulier à vider son film de toute couleur trop vive. L’accent est moins mis, dans les métamorphoses et les explosions d’Inception, sur le mouvement créateur permettant d’explorer le rêve que sur le mouvement destructeur permettant de le fuir. A la danse des corps et des choses, la renaissance perpétuelle du monde – mais à la danse des images et du cadre, son agonie éternelle.

dimanche 5 octobre 2014

Objets, trucs, fétiches et gadgets dans les films de Christopher Nolan


Indices, trucs de prestidigitateur, fétiches, accessoires de super-héros, gadgets de scénariste : les objets au sens large occupent une place de choix dans les films de Christopher Nolan. Voici un rapide passage en revue.

Objets. L'objet chez Christopher Nolan vaut avant tout par son pouvoir évocateur, c'est-à-dire par ce qu'il parvient à articuler autour de lui : une enquête, un rêve, des souvenirs. Chaque objet est un monde en puissance. Pour raviver sa mémoire, le Leonard de Memento, s'endort en ayant disposé dans sa chambre des objets ayant appartenu à sa défunte femme (un réveil, une brosse à cheveux,  un livre). Le procédé ne fonctionne qu'à moitié : plutôt qu'un pouvoir magique, Nolan prête aux objet une capacité à susciter des raisonnements et de la représentation. C'est cette sorte de puissance spéculative qu'on retrouve dans Insomnia, dont le tableau d'ensemble ne se révèle que par les détails. L'enquêteur joué par Al Pacino est obsédé par les indices (un sac, un livre, un pendentif) au point de n'être plus que le miroir inversé du meurtrier fétichiste qu'il poursuit.

Trucs. Tout objet contenant virtuellement une interprétation, c'est-à-dire une vision des choses, c'est aussi le lieu ultime de la manipulation. Le fameux "truc" des prestidigitateurs de The Prestige. Le tour de magie est rendu possible par un accessoire primordial, un objet pivot capable de faire basculer le regard. L'un des tours du magicien joué par Christian Bale repose sur une simple balle, lancée et reçue par la même personne : un détail qui donne du relief au trompe-l’œil.

Fétiches. Des trucs, il y en a dans tous les films de Christopher Nolan. L'un des plus célèbre est la toupie d'Inception, qui s'arrête de tourner dans la réalité et tourne sans s'arrêter dans le rêve. Chaque personnage du film a son objet "totem" qui est comme son centre de gravité portatif : un étalon de réalité auquel se raccrocher quand tout vacille. L'autre totem célèbre de Christopher Nolan, c'est évidemment Batman, un fétiche fabriqué à partir d'accessoires variés : masque, cape et gadgets en tous genres.

Gadgets. Un gadget est un artefact à la fois ingénieux et perfectionné techniquement. Il est souvent reproché à Nolan d'être l'auteur de gadgets, c'est-à-dire de film compliqués reposant sur des astuces de scénariste : structures non linéaires, multiplication des niveaux de récit et jeux sur la croyance des spectateurs. C'est vrai, et cela pourrait décrédibiliser son œuvre si toute cette complexité et cette facticité des choses n'étaient pas précisément son sujet. Le syndrome de la toupie, dans Inception, dit justement cela : les choses, dans le monde qu'il décrit, n'ont plus un poids de choses. Il n'y a que des objets, des trucs, des fétiches ou des gadget.