jeudi 29 mai 2014

Adieu au langage



De tous ses yeux la créature voit l’ouvert devant. 
Seuls nos yeux sont comme retournés et tout entiers posés autour d’elle comme pièges, cernant sa libre issue. 
Ce qui est au-dehors nous ne l’appréhendons seulement que par la face de l’animal ; car déjà dans la prime enfance nous nous détournons, 
et forcés, jusqu’à ne plus voir que l’envers des apparences, pas l’ouvert, qui est si profond dans le regard de l’animal. Libéré de la mort. 

Rainer Maria Rilke, Elégies de Duino, Huitième élégie

mercredi 7 mai 2014

Pas son genre, de Lucas Belvaux

Pas son genre commence par la rencontre de deux personnages qui ne sont que l'ombre d'eux-mêmes. L'un est un philosophe parisien (Loïc Corbery de la Comédie Française), l'autre une coiffeuse d'Arras (Emilie Dequenne du Cinéma Français). Le film tourne un bon bout de temps autour de ces deux stéréotypes. Clément a une grande bibliothèque, ne sait pas s'amuser en soirée et ne connaît pas le nom des actrices américaines. Jennifer a la simplicité entêtante d'un personnage de Demy, elle s'organise d'ailleurs des samedis soirs karaokés avec ses copines. 

Deux figures conventionnelles que Lucas Belvaux épaissit en les retournant contre elles-mêmes : à la fin c'est le philosophe dont les doutes paraissent vulgaires et la coiffeuse dont les certitudes ressemblent à des axiomes. Dialogues et non-dits mènent inexorablement à une fin brillante qui se joue en deux temps. Premier temps : le couple, joyeux, se fond dans une procession traditionnelle, au milieu des masques et des fanfreluche. On pense à la procession religieuse de Voyage en Italie, avant de se rendre compte que c'est exactement l'inverse qui est en train de se produire pour ce couple. Second temps : Emilie Dequenne chante, la larme à l’œil, une chanson qu'on a tous trop entendu, et qui ne pouvait avoir de beauté que là, dans le contexte de cette histoire et dans le cristal de ce plan.

vendredi 2 mai 2014

Les moyens justifient la fin


Night Moves suit trois militants écologistes qui veulent faire sauter un barrage hydraulique, de la préparation de l’attentat à ses conséquences. 

S’il doit y avoir un point de croisement entre l’écologisme et le terrorisme, Kelly Reichardt le place dans une sorte de défiance vis-à-vis des hommes. Non seulement parce que la clandestinité met ses trois personnages à l’écart, mais aussi parce que leur geste même est une mise en garde et donc une prise de distance. La mise en scène de Kelly Reichardt joue plutôt bien de cette ambiguïté entre le moyen (la clandestinité) et la fin (la lutte contre l’action de l’homme sur la nature), en la faisant vibrer dans des situations inquiétantes. La rencontre d’un promeneur juste avant l’attentat, l’intrusion gênante d’un bonhomme en voiture au moment décisif, ou enfin les doutes qui dévorent le personnage féminin – autant de confrontations avec une humanité bavarde qui se heurte au mutisme obstiné de Jesse Einsenberg. Tout le film tient dans ce visage fermé, comme excédé par le monde et par l’espèce humaine.