lundi 30 septembre 2013

Blue Jasmine, de Woody Allen

1. Blue Jasmine répond de deux manières à Match point. D'une part, le film londonien de Woody Allen était l'histoire d'une ascension, quand celui-ci est le récit d'une dégringolade sociale. D'autre part, ce sont deux visions du tragique qui sont développées : l'une était linéaire, l'autre est circulaire. Le tragique de Match Point déroulait une suite implacable d'événements jusqu'à l'issue fatale, celui de Blue Jasmine place la condamnation du personnage au cœur d'un dialogue entre le passé et le présent. C'est ce qui fait que ce nouveau film est moins prenant que son pendant londonien : on sait que tout est déjà écrit. Cate Blanchett n'a plus qu'à se laisser défigurer par l'alcool et les sanglots, sa dépression ne fait que refléter la vanité de sa vie passée. Le personnage de Match point finissait hanté, celui de Blue Jasmine finit par devenir un fantôme.

2. Il y a des échos à d'autres films de Woody Allen. Cette manière, par exemple, de comparer les classes sociales moins comme un sociologue que comme un scientifique : Whatever works jouait là-dessus, avec son personnage de physicien dépressif, Blue Jasmine s'en approche de loin avec les allusions aux études d'anthropologie avortées de Jasmine. Il y a quelque chose d'infiniment triste dans l'impossible sincérité des dialogues, c'était un sujet de gag dans Annie Hall (l'amusante séquence du dialogue sous-titré), dans Blue Jasmine c'est devenu un trait pathologique. On le voit particulièrement dans une scène ressemblant à celle d'Annie Hall : Jasmine se confie à son prétendant sur une terrasse, et tout en elle et autour d'elle - ses paroles, le lieu, le décor, la lumière, les vêtements - prétend à quelque chose qu'elle n'est pas. Il se dit parfois que San Francisco est la plus européenne des villes américaines, on pourrait, en poussant un peu l'interprétation, voir Blue Jasmine comme un commentaire sur ses deux précédents films européens. Peut-être qu'à travers son personnage, Woody Allen a eu le vertige de la possible superficialité de ses représentations. Jasmine est névrosée, elle parle toute seule : on serait à peine surpris que son créateur déclare à la manière de Flaubert : "Jasmine French c'est moi".

dimanche 8 septembre 2013

Le comique de sabotage

L'intérêt de Clear History (téléfilm HBO de Greg Mottola) est de systématiser l'humour de Larry David en quelque chose qu'on pourrait appeler le comique de sabotage. Le principe est le suivant : quelque soit la situation, le personnage saura la tourner à son désavantage et au désavantage du plus grand nombre. Tout ce qui arrive dans le film devient un obstacle devant lequel reculer. C'est d'ailleurs le point de départ du film : Nathan, le directeur marketing d'une start-up, vend ses parts suite à une dispute avec son patron, sans savoir qu'il vient ainsi de passer à côté de milliards de dollars. Son premier geste, qu'il ne fera ensuite que prolonger par d'autres moyens, est donc de se tirer une balle dans le pied.

L'idée de sabotage traverse ainsi le scénario de bout en bout - de ce premier épisode au fantasme d'explosion dans la seconde partie - mais est surtout omniprésente dans le jeu de Larry David. Les digressions de son personnage font rarement rire pour elles-mêmes : elles font rire parce qu'elle sont des digressions. C'est-à-dire des manières de faire du surplace quand il s'agirait d'avancer, ou de tourner en rond quand il s'agirait de filer droit. La parole comique est là pour énerver et neutraliser le mouvement. La séquence emblématique est celle où deux voitures se croisent sur un petit chemin de campagne : Larry David est certain que c'est à l'autre conducteur de reculer, il insiste jusqu'à la paralysie totale, puis jusqu'à l'explosion de la situation.

A la fin de Clear History il y a une certaine satisfaction à voir ce personnage parvenir même à saboter son propre sabotage, réalisant ainsi le grand rêve d'inconsistance contenue dans ce petit film.

Leviathan, de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel


Leviathan (trailer) from Cinema Guild on Vimeo.

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Le Léviathan du titre, c’est le bateau lui-même, filmé comme un monstre avec sa grande machinerie et sa manière imperturbable de fendre la mer. À mi-chemin entre le Sang des bêtes de Georges Franju et The Thing de John Carpenter, la monstruosité de Leviathan tient à son expression protéiforme. 

La première ambivalence concerne le point de vue du film : la multiplicité des caméras, fixées tantôt sur des machines et tantôt sur des êtres humains, créé un regard à la fois actif et passif, intentionnel et neutre. Le point de vue pragmatique des pêcheurs au travail est entrecoupé par de longs plans enregistrant simplement la vie sur et sous la surface d’une mer torturée. La seconde ambivalence est celle de la tonalité du film, voire de son insaisissable propos. Successivement, nous recevons l’œil globuleux du poisson mort et le rire goguenard du pêcheur en train d’éventrer méthodiquement la faune marine. Une caméra nous donne à voir le bac où les poissons sont vidés : le plan sur la paroi sanguinolente de cet autel profane a quelque chose d’un rictus diabolique. 

Mais avant tout cela, avant d’interpréter, il faut saluer la fulgurante beauté des séquences obtenues et la sensation d’immersion procurée par une excellente prise de son. Des mouettes vues de l’eau, des étoiles de mer charriées par un mouvement impitoyable, les visions que nous donne Leviathan sont saisissantes. C’est en quelque sorte la part lumineuse de cette cérémonie industrielle à laquelle Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel ont réussi à donner une dimension mythique, au bord du religieux.

dimanche 1 septembre 2013

Alabama Monroe, de Felix Van Groeningen

On ose à peine émettre des réserves sur Alabama Monroe, l'atmosphère du film étant aussi séduisante que le sujet est grave (l'histoire d'un couple face à la maladie de leur fille). Voici pourtant quelques éléments qui m'ont gêné :
  1. La narration éclatée n'apporte pas d'éclairage supplémentaire à l'histoire. On a l'impression, au contraire, qu'il s'agit de complexifier le récit pour lui donner, en trompe l’œil, une profondeur qu'il n'a pas ou qu'il n'a pas besoin d'avoir. 
  2. Les refrains de country, très prenants, font tenir le film. C'est un bon point mais c'est aussi un défaut : la musique se substitue aux articulations qu'on aurait aimées plus naturelles. A la fin l'ambiance country devient un simple package glamour pour une histoire qui ne l'est pas.
  3. Le rapport du film à l'émotion m'a posé problème. Bonheur, douleur : ces sentiments élémentaires sont ressassés au lieu d'être restitués. Les perpétuels voyages dans le temps, au lieu de rendre justice à la linéarité tragique des événements, semblent être là pour maintenir l'intensité émotionnelle en tournant autour du pot. Il y a une sorte de suspense de la douleur que je trouve malvenu.
  4. Enfin, certaines pistes du films sont laissées à l'abandon en cours de route. C'est par exemple ce fétichisme sympathique de l'Amérique, qui créé une atmosphère étrange où se mélangent la Belgique et le midwest américain. Felix Van Groeningen a l'air de vouloir problématiser cette confusion en montrant deux interventions de Bush à la télé, mais le film devient si schématique et maladroit à partir ce moment-là qu'on est plus gêné qu'ému jusqu'au dénouement du film.