samedi 19 janvier 2013

Le maître et l'idiot

 
L'idiot est le matériau rêvé de tout cinéaste. C'est par excellence un personnage malléable : ses motifs sont si opaques, ses gestes si désordonnés, que le réalisateur peut en faire une marionnette sans s'attarder sur une quelconque vraisemblance de comportement. Et en même temps, chacun sait que l'idiot, comme le fou, n'est irrationnel qu'en apparence : il possède sa propre logique, encore plus implacable et obsessionnelle que celle du commun des mortels. Il s'agira donc, pour celui qui met en scène l'idiot, de postuler des motifs cachés, de créer du mystère autour de son personnage. L'auteur tirera donc de sa créature le double bénéfice de passer pour un maître-cinéaste et pour un perceur d'énigme humaine.

Le principe se vérifie dans The Master. C'est même le sujet du film : un semi-demeuré revenu de la guerre, Freddie, finit à force de vagabondages par se lier avec Lancaster Dodd, sorte de gourou d'un mouvement scientifico-mystique. La relation entretenue entre les deux personnage est bien celle d'un maître et de son idiot, où l'un prend le contrôle de l'autre tout en faisant mine de sonder son âme. 

Ce qui différencie un psychanalyste d'un maître scientologue, c'est que dans le traitement de l'un le patient passe son temps à parler, quand dans le traitement de l'autre il passe son temps à écouter. Le personnage de Freddie est plutôt du genre silencieux et la caméra de Paul Thomas Anderson est plutôt du genre bavarde.

P. T. Anderson pousse au maximum l'ambiguïté de son rôle de metteur en scène. Il décortique la manipulation en même temps qu'il y participe. C'est pour cette raison que le film est toujours à cheval entre le sérieux et le grotesque. C'est pour cette raison aussi que le cabotinage souvent insupportable de Joaquin Phoenix a une forme de cohérence : il s'étend à la mise en scène dans son ensemble, où chaque plan semble vouloir s'affirmer comme petite œuvre d'art.