vendredi 30 novembre 2012

Tunicolor

Ce qu'il y a d'amusant, dans les Tuniques écarlates de Cecil B. DeMille, c'est le fétichisme de la couleur. Ce fut apparemment l'argument commercial de ce film en technicolor, mettant en scène la police montée canadienne qui porte cet uniforme. La couleur écarlate confère aux tuniques un pouvoir magique : c'est d'un côté ce qui soude les troupes dans un sentiment d'appartenance et de loyauté à la couronne, et c'est de l'autre côté ce qui impose le respect, par exemple aux indiens. Couleur sacrée, donc, mais aussi couleur maudite. Il y a toujours ce risque, pour qui porte la tunique écarlate, d'être à découvert face à l'ennemi. Impossible de se camoufler : l'écarlate attire le sang, comme par un jeu de ressemblance. 

L'écarlate peut surgir en des moments inattendus. Gary Cooper enlève sa chemise et révèle un maillot de corps rouge : les canadiens ne tardent pas à lui faire remarquer qu'il est ainsi presque des leurs. Et toujours cette dangerosité de la couleur. Pendant un duel comique entre deux amis (l'un partisan des tuniques rouges, l'autre partisan des métis), l'un des deux perd son pantalon, laissant apparaître un caleçon rouge : il est abattu immédiatement, le face à face passant sans transition du burlesque au tragique.

Dans l'évidence du rouge écarlate, symbolisant dans le film une belle et dangereuse quintessence de la visibilité, on pourra voir toutes les couleurs rassemblées. L'air de rien, sous les traits d'un western mineur grignoté par la comédie, le film nous dit quelque chose de la magie et de l'ambivalence du technicolor.

dimanche 11 novembre 2012

Cinéphilie dissidente

Il y a, dans Bréviaire de cinéphilie dissidente et Les Images secondent, tout le paradoxe du cinéphile. Le cinéphile aime simplement le cinéma parce qu'il lui plait de voir des films - mais dans le même temps, les films qu'il aime voir sont autant de contributions à l'idée de plus en plus précise qu'il se fait du cinéma. Les deux livres de Ludovic Maubreuil sont à la fois ceux d'un collectionneur assoiffé et ceux d'un juge implacable. Il semble avoir tout vu, littéralement, mais il ne se défile pas quand il s'agit de choisir, de discriminer, de définir ce qu'est un film qui va jusqu'au bout de ses ambitions.  La structure des deux livres, en forme d'abécédaire, est à l'image de cette apparente opposition : c'est à la fois une agglomération plus ou moins aléatoire et le déploiement d'une logique invisible, où certains motifs reviennent comme une obsession - l'altérité, le cinéma témoin de la singularité des choses, la mise en scène comme articulation de ces choses dans un univers que l'on connaît ou que l'on découvre, ou encore l'impossibilité même de cet univers au profit de ce que John Cowper Powys appelle "un multivers pluraliste aux horizons infinis". Autant d'idées qu'on ne peut que partager, tout en étant ravi de les voir surgir d'analyses toujours surprenantes et judicieuses.

PS : L'avantage avec Ludovic Maubreuil, c'est qu'il a aussi un blog.

vendredi 9 novembre 2012

Skyfall, de Sam Mendes : James Bond au musée

Article publié sur Causeur

Daniel Craig avait su être convaincant dans Casino Royale, où il jouait un espion britannique à visage humain, avec un passé, des sentiments et un semblant d’épaisseur dans le costard. Le but du Skyfall de Sam Mendes semble être de persévérer dans cette relecture à la fois plus physique et plus crédible de l’imagerie de James Bond. C’est le paradoxe à la mode : pour redorer le blason du héros de cinéma, il faut d’abord l’assombrir. Sam Mendes a donc décidé que James Bond était un héros de l’ombre, à la manière du Batman de Christopher Nolan. 

Suite à une mission de James Bond au cours de laquelle l’identité de plusieurs agents infiltrés s’est trouvée révélée, le MI6 est attaqué par de mystérieux hackers terroristes. La cible n’est autre que M, mise en cause à la fois par les terroristes et par les autorités politiques de son propre pays. Lors d’une audition où elle répond, devant son ministre, de son action et de ses décisions, elle développe une longue tirade sur le rôle des services secret dans le chaos du monde moderne. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, dit-elle, notre époque est plus celle de l’opacité que de la transparence : pour y agir efficacement, il faut des personnages de l’ombre. Ce motif de l’obscurité – et ce jeu sur l’opacité et la transparence – revient souvent dans le film, dans la bouche de M mais aussi dans la mise en scène. Le visage de James Bond n’en finit plus de se dessiner dans le noir : il n’est souvent qu’une forme ténébreuse, dans un couloir ou dans la salle à manger de M. Une scène est particulièrement significative de ce traitement du personnage : de nuit, James Bond suit en haut d’une tour de Shangaï un terroriste qui prépare un assassinat. Impossible de se cacher dans ce château de verre, et pourtant l’espion joue de sa silhouette et des multiples reflets créés par les vitres pour finalement venir à bout de son ennemi. 

Il y a, il faut l’avouer, une certaine virtuosité dans cette scène qui transforme subrepticement la transparence en opacité, fait de la vitre un écran. Le tour de passe-passe évoque assez bien le traitement opéré sur notre personnage : James Bond était le personnage superficiel, parfaitement lisible et transparent – on sait exactement à quoi s’attendre en allant voir un James Bond –, il faudra le reprendre à zéro pour en faire un personnage intérieur, qui souffre et qui a un passé mystérieux impliquant un manoir, des brumes nordiques et des passages souterrains. Le problème est que Sam Mendes se contente de poser ces quelques éléments sans aller plus loin et se limite à regarder la nouvelle figurine qu’il vient d’inventer, articulée comme un enchaînement de concepts. 

Car, ne nous voilons pas la face, a-t-on vraiment besoin d’une histoire fondatrice et d’un discours des origines pour apprécier les galipettes de James Bond ? La vision presque théorique de l’agent secret qui se déploie dans Skyfall a quelque chose de vain : plutôt que d’en entendre l’Histoire, on aimerait participer à l’aventure du moment, à cette histoire-là. Or Sam Mendes ne nous emmène pas sur ce terrain. On s’ennuie plusieurs fois dans son Skyfall : les scènes s’étirent, on perd du temps à re-fabriquer James Bond, à tout changer pour que rien ne change. Le mélange naturel entre la classe et le mauvais goût, qui faisait le charme si anglais de James Bond, s’est quelque peu perdu dans ce personnage vaguement torturé. 

 La recherche éperdue du nouveau souffle pour la « franchise » Bond, qui ne date pas d’hier, se double ici d’une opération de séduction de la part du réalisateur : il faut ramener l’agent secret dans le camp de la culture et du cinéma de qualité. Le cinéaste, lui-même oscarisé pour le pesant American Beauty, s’est entouré de Ralph Fiennes, de Javier Bardem (le méchant, sorte d’enfant naturel de M et de Pedro Almodovar) et de Ben Wishaw (l’acteur qui jouait Keats dans Bright Star). Ce dernier disserte avec James Bond sur les qualités d’une toile de Turner à la National Gallery. À un autre moment, c’est un tableau de Modigliani qui intervient. Mais c’est seulement quand M se met à réciter du Tennyson pendant son audition qu’on se dit que Sam Mendes en fait peut-être un peu trop. Ce n’est pas tant le saupoudrage culturel qui pose problème, que la manière de tout traiter comme citation, comme petite note d’humour sérieux. Le film a le même rapport à la mythologie James Bond qu’à la culture : il n’en finit plus de réviser, de remâcher, d’ajouter, de recycler. Comme si le réalisateur n’arrivait jamais à dépasser ce prétentieux constat que James Bond ne suffit pas.