dimanche 24 juin 2012

Faust, film d'action


De Goethe, Sokourov a au moins gardé l’un des seuls gestes de Faust dont je me souvenais : traduisant le début de l’Evangile selon Saint Jean, il s’interroge devant le premier verset « Au commencement était le Verbe ». Comme il se demande comment rendre ce « Verbe » – « l’Esprit », le « Sens » ? – c’est le contraire qui lui est soufflé : « au commencement était l’Action ». Le film de Sokourov semble découler de cette substitution. Le fameux pacte signé avec le diable, celui que tout spectateur d’un film appelé Faust est en droit d’attendre, interviendra tardivement et sera sans grande importance : la relation de Faust au diable est moins de l’ordre du verbe, ou de la parole donnée, que de celui du compagnonnage insidieux. Toujours dans le devenir et la déambulation, l’action au commencement de l’alliance entre Faust et l’usurier pourrait sembler bien anodine, régie qu’elle est par le besoin de se nourrir, puis par celui de séduire – aussi s’émeut-on à peine lorsqu’un meurtre est machinalement commis dans une taverne, de la main de Faust et sous l’impulsion de Méphistophélès. 

Comme il faut aller au vif du sujet, après une séquence de caméra aérienne, c’est les mains dans les entrailles d’un macchabé que l’on découvre Faust. Toujours l’action contre le verbe, l’émotion contre l’articulation : les plans de Sokourov ne sont jamais fixes ou univoques, ils déforment et irradient dans le même mouvement. Ce n’est pas le grotesque qui s’additionne au sublime, comme le paramètre obligé d’une tragédie, mais bien une même vision qui défigure et transfigure les personnages. D’où la qualité si spéciale de l’image, qui produit simultanément laideur et beauté. C’est la perpétuelle anamorphose des deux compagnons, l’un à la chair absolument répugnante, nous présentant son diabolique postérieur à tout bout de champ, l’autre attiré par la chair incandescente de Margarete. 

Qu’ils soient chez Faust, dans l’antre de Méphistophélès, dans une église, dans la forêt ou au sommet d’une montagne, nos personnages sont toujours dans une clôture mystérieusement définie. Il y a bien sûr ce format 4/3 qui donne au cadre une inhabituelle présence, mais, plus que cela, le mal semble dans Faust lié à une notion de territoire. Mephisto fait allusion au serpent du jardin d’Eden comme à un « lointain ancêtre » : il a en commun avec lui d’être là comme troisième terme précédant le péché de l’homme. Il personnalise l’intimité impossible de Faust et Margarete. Comme dans le jardin d’Eden, l’espace de Faust est bientôt infesté d’hôtes ininvités – rencontres inopportunes dans la rue, silhouettes dans les bois, créatures défigurées qui envahissent la chambre, et ainsi de suite. Le confessionnal même n’est pas gage de secret, on peut toujours présupposer la présence d’un indésirable. Ouvrant quelque peu cette clôture, la fin du film, au sommet de monts rocheux, donne un peu de champ libre à Faust - et  à l'interprétation que l'on peut faire de ce film magistral.

vendredi 8 juin 2012

La pesanteur et la glace - De rouille et d'os, de Jacques Audiard



De Rouille et d’os procède d’un paradoxe esthétique un peu facile qui illumine des silhouettes blessées, fétichise des corps atrophiés, fait danser les street-fighters et nager les cul-de-jattes. Ce qu’Audiard aime bien, c’est voir ramper son personnage dans l'obscurité d'un plan et le voir presque s’envoler dans la lumière de l’autre : la dureté physique et la noirceur sociale ne semblent valoir que comme matériau brut au désir d'éblouissement visuel.

Avec l'accident du personnage de Marion Cotillard, l'animalité semble avoir pris le dessus. Cette condition est vécue comme une diminution radicale, pour l'une, et comme une ouverture à l'énergie sauvage du combat, pour l'autre. "Nous ne sommes pas des animaux", dit-elle à Ali, l'invitant à faire preuve de délicatesse. Audiard voudrait raconter la manière dont ces personnages s'extirpent de la pesanteur. 

Il voudrait, c'est là le problème de ce film esthétiquement trop volontariste. La recherche éperdue de l'instant de grâce visuel, musical, dramaturgique nous fait passer par de jolis moments (et par d'autres plutôt improbables, cf. la prothèse narrative finale), mais ne donne pas spécialement au film et aux personnages la profondeur attendue.