jeudi 29 septembre 2011

La Prisonnière espagnole, de David Mamet

La Prisonnière espagnole donne d’abord l’impression assez bête d’un film handicapé par un budget serré. Les premières séquences très lisses – mettant en scène une île des Caraïbes, avec des soleils en toc, une scène de cocktail trop chorégraphiée pour être vraie, des investisseurs caricaturés, un hydravion tout droit sorti d’un album de Tintin – donnent à première vue la sensation d’une production trop fauchée pour rassembler tous ces détails figuratifs qui donnent chair et vraisemblance à un récit. Il ne faut pas longtemps, cependant, pour s’habituer à ce sentiment. Et très vite, la gêne laisse place à une atmosphère d’étrangeté. Et si tous ces décors fake étaient là pour plonger spectateurs et personnages dans une ambiance d’irréalité ? Premier indice au crédit de cette hypothèse : l’immédiate bizarrerie de certains personnages, de la secrétaire à l’ami avocat en passant par le milliardaire joué par Steve Martin. Deuxième indice : la passivité du personnage principal Joe Ross, qui donne à l’ensemble une ambiance onirique.

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mardi 6 septembre 2011

La Guerre est déclarée, de Valérie Donzelli

Valérie Donzelli voudrait jouer sur tous les tableaux. Elle voudrait raconter une histoire poignante et personnelle qu'elle maquillerait comme une comédie tendrement pragmatique à la Domicile Conjugal, puis qu'elle entrecouperait de clips branchés et d'envolées spaghetti. Tout ceci serait insupportable si, comme par magie, le film ne finissait pas par retomber sur ses pattes(1).

C'est probablement que, dans le monde de Donzelli, tous ces procédés sonnent comme une langue natale. Celle avec laquelle, justement, les deux personnages du film affrontent la maladie de leur fils. Car le couple, formé dans le film par Valérie Donzelli et Jérémy Elkaïm, en passe par toutes les réactions possibles, réelles ou fantasmées, réalistes ou sublimées. L'explosion de joie après l'opération, le plan d'action imposé à toute la famille par les jeunes parents - toutes ces manières d'orchestrer l'existence pour survivre finissent par mêler intimement vie et mise en scène de la vie.

Poseur diront certains, le film de Valérie Donzelli est un objet brillant, qu'on ne sait pas par quel bout prendre. Et pourtant, le rythme si particulier qui soude l'ensemble, la force qui s'en dégage, ne peuvent qu'incliner à une forme d'enthousiasme.

(1) Vous avez bien lu "pattes" et non "pâtes" - aucun lien, donc, avec les spaghetti susmentionnés.

jeudi 1 septembre 2011

Une nouvelle enfance du regard




« Eternelle enfance. Nouvel appel de la vie. Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile ni malveillante, ni sourde, qu’on l’invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient. C’est là l’essence de la magie, qui ne créé pas, mais invoque. » Kafka, Journal, 18 octobre 1921

Coïncidence ou non, c’est à travers des yeux d’enfants que nous ont été donnés trois des plus beaux films de cette année. On pourra dire en effet que les auteurs de Tree of life, True Grit et Super 8, ont partagé leur succès avec des enfants qui s’appellent Jack, Mattie ou Joe. A quoi tient la profondeur de ces regards d’enfants ? Quel est le secret de ces films simples et complexes, pragmatiques et fantastiques ? « Emerveillement » est le mot qui vient à l’esprit. Mais c’est un mot de trop si l’on ne prend pas le temps de se demander ce qu’est l’émerveillement, et en quoi cette vibration, ce rapport à l’univers, a trait à l’enfance au cinéma.

Disons d’abord qu’au moins deux des trois films reposent sur un certain art du conte. Et s’il y a bien un point commun entre True Grit et Super 8, c’est l’acharnement de leurs auteurs respectifs à répéter, à longueur d’interviewes, qu’ils veulent avant tout « raconter des histoires ». Adapté d’un livre du même nom de Charles Portis, True Grit commence et se termine de manière fort romanesque, avec une narration en voix-off et un épilogue. D’une autre manière, plus dramatisée – et donc plus théâtrale –, la narration de Super 8 manipule l’histoire dans l’histoire. A l’intérieur du film fantastique, l’ambiance potache d’un film de zombies tourné en super 8 par une bande de gamins. Ces deux films sont un peu comme des contes, où l’on trouve des obstacles à surmonter, des gestes héroïques, des monstres mystérieux, des jeunes filles inaccessibles, des cowboys borgnes et des méchants balafrés. True Grit et Super 8 se jouent de traditions génériques, allant du western au film fantastique des années quatre-vingt. Le rite du « il était une fois » est remplacé, dans ces quasi-remake, par des signaux de mise en scène : les décors désignant les deux époques, la photographie si spécifique de ces deux genres, et ainsi de suite. Ces recyclages font penser à la manière dont la tradition orale fait, à travers les contes, évoluer les histoires et les mythes.

Peut-être alors que ce qui séduit dans ces films, c’est l’art retrouvé de la narration. Une nouvelle harmonie entre l’histoire et la mise en scène. Cela sonne comme une évidence, mais il est admirable que J.J. Abrams, d’abord auteur de scénarios à rallonge pour séries US, et les frères Coen, à la réputation de réalisateurs formellement très précis, arrivent à établir une telle complémentarité naturelle entre le scénario et la réalisation. Ils nous rappellent que la mise en scène, au cinéma, n’est pas tant du côté de la pureté aride du signe, dénudé dans un plan parfait, que du côté de la synthèse, de la cristallisation d’un contexte narratif. On retrouve, avec ces films, une sorte d’impureté du cinéma qui en fait pourtant la splendeur. Michel Mourlet défendait cette idée quand il disait que « Le sublime est atteint quand l’image de l’objet, miroitante d’une polyvalence de signes, cristallise autour d’elle la plus grande part possible de l’univers. »[1] Il y a, dans Super 8, un excellent exemple de cette polysémie du plan. Il se situe au début du film, quand le petit groupe tourne une scène de nuit sur le quai d’une gare. Le personnage d’Alice prononce à deux reprises un monologue pour les besoins du film : une première fois, puis une seconde fois alors que le train passe. Le résultat est un plan produit par plusieurs strates de contexte (le film, le tournage d’un film dans le film, à quoi vient s’ajouter l’événement inattendu). Dans ce visage, dans ces larmes, prennent vie tout à la fois la fille inaccessible du collège, le personnage du film en super 8 et une simple jeune fille effrayée par le passage fracassant d’un train. Plus que jamais, le hors-champ est là pour enrichir le plan.

Ira-t-on jusqu’à dire que cette limpidité enfantine de la narration se retrouve dans Tree of life ? Paradoxalement, jusque dans la complexité de sa structure et la subtilité de ses rimes, le film semble répondre à la demande faite par le petit frère de Jack à sa mère: « raconte nous des histoires de quand nous n’étions pas là... ». Il y a quelque chose d’épique et de naïf dans ce récit des origines. Des planètes, des dinosaures, un volcan en éruption forment une histoire oubliée que l’on se raconte pour mieux comprendre le familier. Tout torturé qu’il puisse sembler, ce récit est, parmi les trois films cités, celui qui amène le plus radicalement à lui la luminosité du merveilleux. Car il nous montre le pouvoir enfantin et magique de l’invocation, tel qu’en parle Kafka : « C’est là l’essence de la magie, qui ne créé pas, mais invoque ». Dans un même tournoiement de caméra, le film donne une présence à ce qui est loin dans l’espace et à ce qui est loin dans le temps. Et cette présence rejaillit sur la silhouette de la mère, un brin de feuille, ou le visage de l’enfant.

Il ne serait pas juste, cependant, de réduire à cette seule lumière l’enchantement de nos trois films – de même qu’il serait une erreur de laisser le merveilleux aux naïfs. Quand il enquête sur les origines de l’émerveillement[2], le poète et universitaire Michael Edwards remonte jusqu’au Théétète de Platon pour montrer la fondamentale ambivalence de cette notion. Il est d’abord question de merveilleux quand le dialogue pousse le disciple dans ses retranchements, pointe les illusions, fait se dérober le sol des certitudes. Avant d’être un chemin d’apprentissage, l’émerveillement est une marche dans le noir, un saut dans les ténèbres de l’inconnu. Y a-t-il meilleure illustration de cette épreuve que le deuil, point de départ partagé par True Grit, Tree of Life et Super 8 ? En tout cas, ce geste philosophique est littéralement celui qu’on retrouve dans le film de Terrence Malick, : dès la mort du frère, la caméra n’a de cesse de changer d’angle et de trajectoire, le cadre d’oublier son centre de gravité, et l’histoire se perd dans une obscure digression cosmique… A l’inverse, dans True Grit, la jeune Mattie Ross doit faire face, après l’assassinat de son père, à un univers statique et enfumé où les cowboys – soit alcooliques, soit psychorigides – ne se battent plus qu’avec des cadavres pendus aux arbres. Le merveilleux confine ici au monstrueux – quand il ne s’identifie pas totalement au monstre, comme dans Super 8. Là encore, tout commence avec la mort de la mère, dont l’absence est presque expressément matérialisée par l’action de la créature mystérieuse. C’est sur le même mode, projetés en super 8 contre le mur d’une chambre, que la mère de Joe surgit du passé et que l’alien tentaculaire se révèle au garçon et à ses amis.

Pour faire face à ces éprouvantes situations, plusieurs comportements se détachent dans les trois films. Mais tous ont en commun de transposer dans la vie l’enthousiasme de l’enfant chaussant des bottes de sept lieues, s’identifiant à des personnages hors du commun. S’il y a bien une disposition propre à celui qui vit ou à celui qui écoute un conte, c’est ce que Coleridge appelait « suspension of disbelief » : l’attitude par laquelle le lecteur accepte de porter crédit à ce que l’histoire lui dit, à ce que l’imagination lui montre. Tout se passe comme si, dans ces trois films, l’acte de foi des enfants était directement destiné à l’univers qu’ils habitent. On pourrait expliquer ainsi l’incroyable audace du pari de Tree of Life : un regard qui affronte les deux infinis, se perd dans des plans abstraits à force d’être minéralement concrets. C’est aussi, dans True Grit, la scène où Mattie Ross se jette à l’eau, au sens propre et évidemment figuré, récapitulant parfaitement ce « cran » dont le film des frères Coen prétend à juste titre se vivifier. Circule dans ces trois films un élan de vie que l’on verrait bien personnifié sous les traits de l’ami pyromane de Joe dans Super 8 : un amoureux souriant de pyrotechnies en tous genres.

Cette transposition du conte à la vie et de la vie au conte est le propre d’une mise en scène parvenant à maîtriser et à transpercer le médium. Si Tree of Life, Super 8 et True Grit nous ont semblé des œuvres si rafraichissantes, c’est qu’elles étaient d’auteurs assez à l’aise avec leurs références pour donner l’impression de recommencer le cinéma à zéro : de transformer un regard sur l’enfance en nouvelle enfance du regard. Combien de fois n’a-t-on pas proclamé, filmé, la mort du western ? Le « crépusculaire » (tarte à la crème de la critique quand il est question de far west) n’a pas sa place dans le film des frères Coen, qui joue si bien d’une tendre ironie à l’égard du genre. Les visages sales du western spaghettis et les assauts héroïques du western classique ont beau être là, la plus belle scène de True Grit ne ressemble à rien de tout ça : c’est une simple et émouvante chevauchée sous une voûte d’étoiles, le cow-boy aux rênes, l’enfant endormie. D’une autre manière, Super 8 peut bien avoir les habits d’un vieux Spielberg : la relation de Joe et d’Alice est d’une telle ingénuité, une telle énergie habite la fine équipe du film en super 8, qu’il nous semblerait bien ne jamais avoir connu Spielberg.

Quant à Tree of life, parfois tourné en ridicule pour un mysticisme prétendument abstrait, il s’agit au contraire d’un film qui a faim et soif du monde concret. Il y a quelque chose de rimbaldien dans cette identification de l’enfant à l’univers entier, dans cette manière dont les plans se remplissent de nature et dont la chose même s’empare du cadre. La folle effusion de liberté, qui envahit les réminiscences de Tree of life en une série de visions, ferait bien penser à l’hybris du poète, dans Le Bateau ivre :

« Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
»

La mélancolie du personnage adulte de Jack n’est pas étrangère à la nostalgie d’une enfance dont l’élan vital et le désir de croissance, si bien décrits par Rimbaud, ont été perdus par un sens trop aigu du dérisoire. Fini, le temps des grandes découvertes. Aussi le navire du poème devient-il une espèce de jouet ridicule :

« Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
»

Mettre en scène l’enfance est donc pour Terrence Malick l’occasion de se poser les questions originelles du cinéma, comme s’il s’agissait encore d’un art tâtonnant, empruntant plusieurs chemins à la fois, pas toujours avec succès. C’est pourquoi le film n’est pas tant sur l’enfance que sur son souvenir sans cesse renouvelé. Et ceci enfin, Malick le partage avec Abrams et les frères Coen, pour qui 2011 aura été l’année de l’enfance retrouvée.


[1] Michel Mourlet, L’Eléphant dans la porcelaine, p145

[2] De l’émerveillement, Fayard, 2008