dimanche 27 septembre 2009

John Doe - paradoxe sur le comédien


L'homme de la rue n'existe pas. Il n'est même pas ce vagabond de Long John, ou alors s'il a les traits d'un joueur de baseball, c'est une balle invisible qu'il lance à son équiper. Meet John Doe (L'Homme de la rue), de Frank Capra, commence dans les locaux d'un journal, premier temple de l'information de masse. Et si sa naissance a l'air fortuite, John Doe est le nécessaire prototype de la population de base ainsi visée. Il est à peu près tout le monde, c'est-à-dire personne.

Créature de marché, marionnette des puissants, c'est à travers John Doe une cible qui est instituée. Pourtant, et c'est toute l'ambiguïté du personnage, le peuple se l'approprie en même temps qu'il s'identifie à lui. Ambivalence et subtilité de la vision de Capra: John Doe est un modèle démocratique qui, même créé par la démagogie mercantile et politique, a quand même ses chances de s'incarner réellement, ou du moins d'incarner les aspirations sincères d'un peuple. Capra n'est pourtant pas un démocrate béat. Il n'y a qu'à regarder la foule essayer de lyncher Gary Cooper, ou même, avec ces deux enfants qui viennent poser à ses côtés pour les photographes, les mimiques grotesques d'une certaine populace. Les citoyens sont parfois aussi laids que les mensonges qu'ils réclament.

Dans l'Homme de la rue, le paradoxe est théâtral et centré sur le personnage de Gary Cooper. Il y a un débat entre la sincérité et la représentation: c'est à la fois un rôle imposé de l'extérieur et une responsabilité que notre héros peut choisir d'endosser - paradoxe de toute société, qui appelle à se réaliser en incarnant un personnage. Tout "average american" modulera son expression, façonnera son visage en fonction du voisin. Aussi est-ce par l'intermédiaire des autres que Long John parvient à une forme, bien précaire, d'équilibre. D'un côté le septicisme salutaire du compagnon de vagabondage, Colonnel, de l'autre l'enthousiasme naïf, mais non sans ambivalence, d'une charmante Barbara Stanwyck.

Bien sûr, ce qui est génial ici, c'est que Capra nous parle pêle-mêle de la démocratie, de l'Amérique et du cinéma. Du cinéma, parce que le problème de cette industrie de masse est le même que celui de la démocratie, qui hésite essentiellement entre le faux et le vrai. Il y a des moments où, à travers le mensonge généralisé, transparaît un visage, un témoignage, de la camaraderie - et c'est ce que parvient très bien à filmer Capra. Y croire, c'est mettre suffisamment de foi dans le cinéma pour donner à Long John la possibilité de devenir l'authentique John Doe.




L'Affaire Farewell - espionnage pédagogique


Avis aux habitués des "mercredis de l'Histoire" sur arte. Toutes activités cessantes, allez voir L'affaire Farewell. Si vous voulez de l'Histoire, de la bonne vieille stratégie politique de guerre froide, vous en aurez pour vos sous: voici un cours de relations internationales du XXème siècle mis en dialogues par Christian Carion, avec Ronald Reagan (un peu grand) et François Mitterand (un peu gras) en guest stars. Le film idéal pour celui qui prépare le bac d'histoire. Pour les autres, il faut accepter de sacrifier à la pédagogie toute envie de réalisme quant à la représentation des grands dirigeants - entre deux portes, ils parlent comme les sous-titres d'un manuel de géopolitique.

Au-delà de ça, pourtant, il y a une vraie histoire d'espionnage. Guillaume Canet est un jeune français travaillant à Moscou, Emir Kusturica un cadre du KGB qui, voulant révolutionner de l'intérieur le système soviétique, prend la décision de faire passer à l'Ouest les informations auxquelles il a accès. Si la relation entre les deux personnages est plutôt bien faite, si l'histoire même est passionnante, on cherche longtemps la plus petite forme de dramatisation. Ce que l'on retient, au fond, c'est Kusturica donnant à Canet des papiers avec des plans dessinés dessus. Point.

Ce vide est quelque peu compensé par un travail esthétique. Mais là encore, il arrive à la mise en scène de verser dans le lyrisme pataud, où Moscou et l'empire communiste sont cantonnés à une série de symboles. Kusturica l'acteur parvient à donner de sa chair au rôle de Sergeï, et la plus grande réussite de L'Affaire Farewell est peut-être, sous les traits du fils de Sergeï, le portrait de la jeunesse russe des années quatre-vingt, le temps d'une chanson de Queen.

jeudi 24 septembre 2009

Mesrine

Il y a y a un côté franc du collier dans les deux opus de J.-F. Richet consacrés à la figure de Jacques Mesrine (L’Instinct de mort et L’Ennemi public numéro 1). On sent qu’on a affaire à une chose qui prétend le plus tranquillement du monde être la référence définitive dans son domaine. Et sans lui concéder ce statut – loin de là – on peut saluer l’ambition. Il faut dire qu’il y a quelques scènes particulièrement bien ficelées, qui vont, dans le premier opus, de l’assaut sur la prison canadienne, jusqu’à ces scènes de poursuite, de fusillades et d’évasion qui ponctuent la seconde partie. Des morceaux de bravoure qui font toujours plaisir, surtout dans un film français.

A part ça il y a Vincent Cassel. J'ai toujours trouvé que cet acteur sonnait faux - avec le personnage de Mesrine, il a trouvé quelqu'un de son acabit. Le côté petite frappe ne fait définitivement rien pour nous le rendre sympathique: il cabottine, se déguise en robin des bois, en brigadier rouge... On est pris d'une furieuse envie de prononcer le "s" de Mesrine pour le voir s'énerver. Et si le jeu sur le spectacle donne lieu a des scène presque comiques (les dialogues avec le vieux milliardaire kidnappé par exemple) le pathétique de certains moments ne fait même pas vibrer la corde sensible - échouant là où Jean-Paul Rouve avait au moins un peu réussi, avec Sans Haine ni arme ni violence.

J'ai pu voir ce film à l'occasion d'un partenariat de quelques mois avec le site de VOD Canalplay: je regarde dix de leurs films gratuitement tous les mois, en échange de quoi je publie deux articles, avec un lien vers leur site (ou une bande-annonce, que voici en-dessous). J'ai accepté cette forme de publicité, car elle me permet de voir plus de films sans trop d'obligations en retour, ce qui s'inscrit dans la logique du blog. En espérant que mes lecteurs n'y verront pas d'inconvénient...

mercredi 23 septembre 2009

Memento et Insomnia, de Christopher Nolan - pathologies au détail

Voici, corrigé et remanié, un vieil article sur Memento et Insomnia de Christopher Nolan (en attendant Inception).

La minutie du maniaque. C’est ainsi que nous pourrions définir le rapport au cinéma de Christopher Nolan. Chacune de ses œuvres est un rite fétichiste. La matière des choses, leur détail, jusqu’à l’infiniment petit, s’impose comme obsession. Comme pathologie.

Memento, avant même d'être le film "monté à l'envers", est traversé par un effet de fragmentation. Plans en couleurs, plans en noir et blanc, et surtout dislocation du temps réel, inversé dans la durée du film, chaque séquence arrivant en rupture totale à la séquence précédente et entrant en conflit avec les autres fragments. Cet éparpillement des instants, c’est celui aussi que vit le héros du film, Leonard, à travers l’amnésie. Qu’est en effet l’amnésie, sinon ces moments ou le temps perd sa continuité, disparaît au profit de grains d’instantanéités ? C’est en s’accrochant à ces détails, pourtant, qu’il est possible d’envisager une survie.

Mais c’est souvent de trous noirs ou de points aveugles dont il s’agit: des plans très courts font d’arbitraires apparitions en rafales. Trop rapides, il est impossible de comprendre ce qui s’y passe, trop rapprochées, il est impossible de discerner ce qu’elles montrent. La matière dévore le cadre, institue la discontinuité - c'est la pathologie de notre personnage. En cela d’ailleurs, ces «flashs» sont tout à fait justifiés dans le cinéma de Nolan, quand ils sont des effets gratuits dans beaucoup de films.

Pour se retrouver, le héros de Memento doit inscrire des tatouages sur son corps. La structure narrative du film se fait dès lors en analogie à un autre parcours, celui du personnage qui inscrit & découvre des lettres, des chiffres sur les parcelles de sa peau. Les tatouages sont des indices reliés à des morceaux de sa vie. Ce qui est poignant dans ces rites étranges, c’est la façon que le personnage a de redécouvrir sans cesse ces inscriptions. Il est condamné à faire sans cesse les mêmes découvertes, à être surpris par le non-sens des caractères dont il est recouvert.

Le personnage incarné par Guy Pearce n’est pas seulement amnésique, il est aussi enquêteur. La science du détail déployée par ce maniaque vise aussi à une recherche de la vérité. Ce n’est qu’à contre-courant de sa pathologie que la recherche - trouver le meurtrier de sa femme - peut avoir lieu. Leonard n’est fétichiste que pour arriver à donner une harmonie au morcellement. Il devient un maniaque de l’organisation, déroule une routine étrange, ce sont les photos prises («instantanés» qui portent bien leur nom) pour être mises dans l'organigramme déployé dans la chambre. Sur son torse, les tatouages ne sont pas placés si arbitrairement, ils convergent vers cette inscription : «find him an kill him».

Au cours de cette enquête, les fameux « flashs » placés au début du film sont amenés à s’incarner en objets bien singuliers. Un réveil, une brosse ou un livre que Leonard dispose dans une chambre pour replacer ces fragments au sein de ce qui pourrait ressembler à la cohérence d’un souvenir. Le génie de Christopher Nolan réside justement en sa capacité à transformer en polar - avec un suspens tendu vers le dénouement - un film monté à l’envers. Une fois imposé le morcellement, le film retrouve une forme de fil conducteur, en même temps que Leonard rassemble ses indices - car la déconstruction est vécue, en sens inverse, comme une plongée vers les fondations.

Seule cette prise de recul permet de considérer le sens de tous les gestes et donc la dimension morale du film. Sans mémoire, ces forfaits - rétrécis à l'infini- ont-ils la moindre importance ? C’est autour de cette même question, mais sur le mode d’une autre pathologie, que tourne le film suivant de Christopher Nolan : Insomnia.

L’attention au détail est le point commun du psychopathe et de l’enquêteur. Ce qui les sépare l’un et l’autre est la conscience morale. Dans Insomnia, le psychopathe incarné par Robin Williams a une attention toute diabolique à la moindre trace susceptible de le trahir. Après avoir assassiné la jeune fille, il prend soin de lui couper les ongles ou de lui brosser les cheveux. Il est aussi l’homme aux stratégies machiavéliques, l’écrivain bricolant l'intrigue parfaite.

Le policier - négatif du psychopathe à tel point qu’il risque à tout moment de devenir son reflet - reconstitue le rite meurtrier à partir des mêmes détails, devenus indices. A chaque détail observé par l’enquêteur (sur le corps de la victime par exemple) correspond un plan de mise en situation dans la scène du crime. C’est le mot d’ordre de Will Dormer, et c’est ce qu’il apprend aux policiers qui débutent : « ne pas négliger les détails ». Recréer la scène de crime et arriver au meurtrier, tel est le travail de l’enquêteur.

Il est des moments cependant ou le détail se perd en une zone de flou. C’est le cas par exemple des séquences qui se passent dans le brouillard. Nous distinguons d’abord nettement d’un côté Al Pacino, le policier tenant l’arme au poing, et de l’autre Robin Williams, le meurtrier en fuite. Mais ensuite nous ne sommes plus qu’avec Will et la cohérence de l’espace-temps se dissout, ne nous laisse voir que des morceaux de réalité. C’est justement l’un de ces détails que Will identifie au tueur : il tire. Il s’agit en fait de son coéquipier qui meurt de cette blessure. Le brouillard se dissipe, laisse place au monde articulé et à la conscience de celui qui vient de tirer.

Le malaise qui se développe ensuite est lié à la ressemblance - que le psychopathe prend un malin plaisir à mettre en évidence - entre le meurtrier et l’enquêteur. Dès que Will veut masquer l’incident, il détourne son travail de policier en manies d’assassin. Manipulation des indices par le policier, qui pose dans le film toutes sortes de questions morales (l'histoire n'est pas nouvelle si l'on se souvient de Touch of evil). Comme le fait remarquer Robin Williams : l’intervalle d’un quart de seconde à dix minute, n’est-ce que cela qui sépare l’accident (le réflexe irréfléchi du policier) du meurtre (le psychopathe qui bat à mort une jeune fille) ? Un sophisme déconnectant à dessein les événements de leur contexte.

L’insomnie d'Al Pacino est l'instrument de torture qu'a trouvé la mauvaise conscience. Des nuits hantées par des plans saccadés nous montrant une tache rouge envahir le cadre. Formes et couleurs abstraites figurent concrètement la conscience. Avant la fin du film, une sorte de révélation nous fait comprendre le sens de ce fameux plan « flash ». Sa dimension symbolique - une tache de sang sur un tissu immaculé - comprend et dépasse le contexte de son accomplissement. Si la matière aveugle parfois, il arrive aussi qu'elle nous éclaire. Chez Nolan, définitivement, le détail est bien plus qu’une question d’échelle.

dimanche 20 septembre 2009

Miss Manton est folle, de Jason Leigh

Parmi ses traditionnelles présentations des classiques RKO, Serge Bromberg semble avoir renoncé à nous faire rêver sur le film de Leigh Jason, Miss Manton est folle. « Voici un film méconnu, négligé, et à redécouvrir », telle est sa très peu aguicheuse accroche au dos du DVD. Un film à l’intérêt bien sobre de la redécouverte instructive… Il faut dire qu’il n’est pas évident de s’enthousiasmer pour cette comédie de 1938, dans laquelle Barbara Stanwyck incarne une bourgeoise un peu déjantée qui mène l’enquête après avoir découvert un mystérieux cadavre.



Lire l'article sur un Kinok tout neuf.

jeudi 17 septembre 2009

District 9, vrai faux docu-science-fiction





On se demande, au début de District 9, si on n'est pas dans la version sud-africaine de The Office. Même jeu sur l'image et le témoignages documentaires, un acteur qui a quelque chose du boss US de la série (Steve Carell), le tout appuyé par une esthétique de JT de chez CNN. Ce n'est qu'à l'apparition du premier alien gluant et cartilagineux que l'on se dit qu'il y a anguille - ou crevette, car c'est comme ça que les humains bien peu hospitaliers appellent ces bestioles - sous roche.

De la science-fiction, certes - avec tout ce que cela implique d'engin spatial flottant dans l'air, et d'ombre portée sur la ville - mais surtout de l'analogie politique, puisque les aliens sont parqués dans des camps de réfugiés, traités en pestiférés comme d'autres le furent à une autre époque, dans le même pays. On voit se profiler la métaphore vide et la caution politique, pour justifier bien facilement l'histoire et l'esthétique déployées. Et en effet si l'on va dans ce sens, on court vite au non-sens, par exemple quand les ligues des human rights manifestent pour les non-humans... D'ailleurs les seules questions valant un peu le coup dans cette affaire (comment humains et aliens font-ils pour se comprendre? Dans quelle langue?) sont royalement ignorées. Et au fond peu importe, puisque, on s'en rend compte avec réjouissance, le propos politique s'effondre bientôt sur lui-même, pour donner du mou à la science-fiction basique. Neill Blomkamp invente le propos politique comme figure de style de la science-fiction, comme prétexte à un décorum médiatique fait de reportages, d'interviews et de caméras de surveillance - et c'est tout.

L'originalité de District 9, curieusement, n'est pas vraiment d'avoir su ancrer la fiction dans le réel: ce n'est pas de l'extraordinaire lesté par les effets de réel du documentaire. On s'aperçoit au contraire du pouvoir de narration présent dans le style "document", où les témoignages, bien agencés, deviennent des effets d'annonce, des outils de dramatisation parfois lyriques. Comme si, paradoxalement, le réel était plus du côté des bêtes à tentacules que des témoins à forme humaine. Je ne suis pas un spécialiste du genre, mais cela ressemble à un signe de réussite, non?

vendredi 4 septembre 2009

Inglorious Basterds, de Tarantino - le comique, c'est du sérieux.


Peut-être que l'une des voies de sortie aux éternels débats sur Tarantino serait d'admettre une fois pour toute qu'il fait dans le comique. Du comique où le rapport aux choses est tellement fantasmé - passé au tamis si resserré des registres et références - que c'est la dérision généralisée qui l'emporte. C'est probablement dans Inglorious Basterds que ceci ressort le plus.


Ce film ressemble à un jeu dont les règles changeraient à tout moment. Et pas seulement dans le style (comédie, western et, si peu, film de guerre) ou dans les citations (je renonce à en faire la liste), mais dans l'utilisation subtile des langues: du Français, de l'Allemand, de l'Anglais, de l'Italien. Il y a ce très curieux moment, dans la toute première scène, où celui qui sera de fait le personnage principal, le colonel SS (Christoph Waltz), déclare avec force effets d'annonce qu'il s'apprête à passer du Français à l'Anglais pour poursuivre la conversation - c'est comme ça que ça se passe dans Inglorious Basterds, on change de langue au milieu de la conversation. Avec les langues il y a aussi tout un jeu de rôles qui se met en place, qui va de la carte sur le front au folklore des uniformes nazis, en passant par l'italien délicieux d'Aldo, le personnage de Brad Pitt - les limites de ta langue définissent celles de ton camp. Des uniformes et des postiches qui font aussi penser aux jeux dangereux de Lubitsch (To be or not to be).


Il n'y a pourtant pas que ça: on voit bien que tout ne s'émiette pas au moulinet de la dérision. Chez Tarantino, le comique, c'est du sérieux. Et ce sérieux brûle la comédie par les deux bouts: d'un côté il y a des instants de pure tension, des moments où, contre toute attente, Tarantino semble avoir foi en ce qu'il montre et de l'autre côté il y a des conclusions qui semblent venir de la dérision généralisée, une sorte de propos sur le cinéma et sur le pouvoir que donne sa maîtrise totale. Bref, voici une comédie prise entre une piété superstitieuse (on y croit parce que c'est le cinéma) et l'affirmation de la domination du cinéma sur la vie (et de Tarantino sur le cinéma). Parfois Tarantino est le pieux cinéphile, qui croit dans les purs moments de cinéma et parfois il est le cinéaste mégalomane, persuadé qu'il fait ce qu'il veut avec le cinéma - parfois il est Mélanie Laurent, qui prend soin de bien disposer les lettres du film projeté dans sa salle et parfois il est Mélanie Laurent foutant le feu au cinoche, la réalité avec.