samedi 30 mai 2009

Regardant pour Eric (Looking for Eric)

On ne me la fera pas. C'est pas parce qu'on nous montre des engliches bedonnants, un appart mal rangé, un héros à qui il manque des dents - bref, ce n'est pas parce que c'est signé Ken Loach - que ce n'est pas une comédie comme une autre. Et c'est tant mieux comme ça. Mais il n'est pas sûr que Ken Loach, ou son scénariste, se soient vraiment résolus à s'en contenter.

Cela donne une première partie assez jouissive, où l'on fait connaissance avec le Cantona personnel d'un Eric Bishop pas bien dans ses baskets. Dans ces dialogues improbables, souvent très amusants, se mêlent les ennuis du facteur déprimé, avec sa passion: le football et Eric Cantona. Puis au milieu du film se développe l'intrigue parallèle d'un beau-fils embringué dans une histoire de mafia et de flingue à cacher. D'un seul coup c'est le chaos, il y a des flics, ça crie... Ils étaient tout de même plus paisibles, les proverbes de Cantona. La seule utilité de cette complication dramatique est sa résolution, l'amusante "opération Cantona", qui est à l'image du film: une gentille comédie qui cherche un peu trop à être prise au sérieux.

Sur le film, voir les avis autrement plus constructifs de Nightswimming, et de Inisfree.

vendredi 29 mai 2009

Sergeant York, de Howard Hawks - Voyage au bout de la gloire

Sergeant York, de Howard Hawks, a été fait en 1941, au moment de l'entrée des Américains dans le second conflit mondial. Le film, based upon a true story, met en scène un Gary Cooper un peu simple, que 1917 et l'intervention américaine en Europe viennent cueillir jusque dans le fin fond de son Tenessee natal - il se révèle un tireur hors-pair. Avec ce contexte patriotique, on sait à quoi s'attendre. Et Howard Hawks a su en effet rendre un certain génie de l'Amérique patriotique, celui que tout le monde moque trop facilement.

Ce film est l'histoire de trois conversions. La première est celle de l'amour. Mais attention, pas de l'amour passionnel et gnangnan, non, l'amour campagnard du fermier qui doit agrandir son lopin de terre pour pouvoir prétendre épouser sa fiancée. Apologie du travail, de la construction de soi-même par la sueur. Cette partie est très réussie: Hawks y construit sous nos yeux le caractère d'un personnage déterminé. Alvin York doit rassembler une certaine somme d'argent pour acheter ce bout de terrain, et le rythme des petits boulots va crescendo jusqu'à être suspendu, lors d'un concours de tir, à sa dextérité face à la cible. Seconde conversion: la Conversion, c'est-à-dire la révélation religieuse. Elle se passe sous la pluie, pendant un orage. Comme saint Paul, le voilà qui tombe de son cheval, touché par la foudre. Deux conséquences: l'amitié avec le pasteur, qui devient pour lui comme un père, et une légère altération de son caractère - Alvin s'en trouve plus humble, moins emporté. Troisième conversion, la conversion patriotique. Celle-ci passe par la camaraderie et par la découverte de grands modèles américains tels que Daniel Boone (qui n'est pas ch'ti, mais originaire de Pennsylvanie), puis par une réflexion, à la fois sur la Bible et l'Histoire des USA. Scène un peu pompeuse, mais qui a l'évidence pour elle, où Alvin York médite, en uniforme, au sommet d'un rocher sortant du brouillard...

Plus que le schéma idéologique en lui-même - propre aux Etats-Unis: travail, religion et patriotisme -, c'est l'aspect dialectique de son enchaînement qui a son intérêt. L'agressivité du combat vient en rupture avec le pacifisme du croyant, qui s'opposait lui-même au volontarisme du travailleur, antithèse de la débauche du tout premier Alvin York. Howard Hawks rend très bien ces paradoxes qui font à terme la richesse du personnage, dans une forme de synthèse. L'autre grand mérite de la mise en scène réside dans les petits détails, souvent comiques, qui donnent vie à l'ensemble. Par exemple le chuintement des bottes, pendant le sermon du pasteur. Un détail particulièrement savoureux est, lors du concours de tir, le bruit que Gary Cooper fait pour que le poulet lève la tête qu'il s'agit de viser. Un peu comme le personnage de L'Impossible monsieur Bébé imite le mugissement du tigre. C'est d'autant plus drôle que la même technique sera utilisée face à un poulailler d'Allemands. Si c'est pas du patriotisme version Hawks ça!

Enfin il est difficile de ne pas mettre ce film en relation avec Voyage au bout de l'enfer (The Deer Hunter), de Michael Cimino, dont on pourrait dire qu'il constitue l'exact inverse. La structure, en forme d'avant-pendant-après la guerre est relativement similaire, et il y a cette même attention accordée à la vie de la communauté et à la façon dont celle-ci est affectée par des tels événements. Mais de Sergeant York au film de Cimino, la guerre a changé de visage. Elle n'est plus suspendue à l'action habile des soldats exemplaires: elle broie au contraire ses acteurs dans un courant cruel. Aussi la scène, comique, du rapport d'Alvin York à l'animalité (un poulet), prend-elle dans Voyage au bout de l'enfer une teinte majestueuse et dramatique (un cerf). L'action des personnages a perdu de sa portée, de 1941 à la guerre du Vietnam, et le constat a gagné en amertume. On entend pourtant, à la fin du film de Cimino, cet hymne devenu triste, que l'on claironnait encore joyeusement dans Sergeant York.

mardi 26 mai 2009

La Nuit au musée, 2 - l'Amérique nostalgique



La première Nuit au musée nous avait initiés à l'Amérique comme zoo historique. C'était à la fois le musée-Amérique - c'est-à-dire l'Amérique qui rassemble tous les rêves, fantasmes, lubies historiques, comme elle hébergea les premières communautés utopiques - et le musée-cinéma - c'est-à-dire la projection et la synthèse du monde et du temps historique. A vrai dire, les deux (Amérique et cinéma) sont ici indissociables.

Il y a aussi l'Amérique comme mythe démocratique et communautariste. C'est ici que l'histoire prend un tour comique, puisque sont rassemblés dans cet espace clos plusieurs empires expansionnistes. Ainsi dans le premier épisode, le cow-boy miniature se heurte à la cloison qui le sépare du centurion miniature. Chaque empire qui prétend à la domination absolue (jusqu'au méchant, qu'il soit tatar ou égyptien) se trouve ravalé au rang de communauté, au nom du relativisme culturel propre au musée. Dans La Nuit au musée 2 il y a cette drôle de réplique d'Ivan le Terrible, qui pinaille sur la traduction de son nom et prétend qu'il n'est pas si terrible. Tout se passe comme si chaque moment historique était une communauté comme une autre et avait droit à sa part de revendications.

Larry, dans tout ça, alias Ben Stiller, est le petit gars sans histoire. Idéal démocratique, lui aussi, façon Mr Smith. Sauf qu'au début de la Nuit au musée 2, il est devenu le patron encravaté d'une entreprise en pleine expansion. Voici le mythe de l'entrepreneur venu perturber les autres récits historiques. Portable greffé à l'oreille, Larry est aussi dépendant de la technologie que le sont les créatures du musée, bientôt chassées pour être remplacées par des images de synthèse. Il y a une certaine ironie à opposer la fausse résurrection historique, la technologique, à une plus vraie, la nostalgique, alors même que tout le film repose sur des créatures en numérique. D'ailleurs la fin est assez facétieuse, où l'on fait croire à des images de synthèse pour justifier la vie de ces créatures.

Bref, nous avons affaire à une Amérique en quête de sa simplicité perdue, où tous les petits empereurs, qui sont tout un chacun, retrouveraient une forme de grâce, d'harmonie à vivre ensemble. Cette naïveté recherchée, ce sont les quelques pas de danse esquissés par une créature de Degas ou le passage dans une photographie en noir & blanc, à la Rose pourpre du Caire. Et on y croit parce que c'est Ben Stiller et parce que c'est drôle, tout simplement.

dimanche 24 mai 2009

L'Homme de la plaine, d'Anthony Mann - le paradoxe du cow-boy


Il y a un paradoxe, dans la figure du lonesome cow-boy. Voilà en effet un personnage bien en selle, droit dans ses bottes, en même temps qu'un héros lointain et mythique. On le verrait bien attaché à une terre, à un domaine - à un ranch! -, il reste l'éternel cavalier errant, nomade - déraciné. Beau gosse, il échange des regards avec la belle du village, mais rien ne se fait: il part. Pas de grandes déclarations.

Dans L'Homme de la plaine (Anthony Mann, 1955), James Stewart incarne parfaitement ce paradoxe. Il y a d'un côté le convoyeur venu livrer de la marchandise, celui qui se bat et mord la poussière. De l'autre, il y a un homme aux motifs mystérieux, dont on ne se figure ce qu'il et venu faire en ces terres hostiles que par allusions - par exemple les restes calcinés d'une patrouille de Cavalerie, au début du film. Lockart (Jimmy Stewart) est ici à la fois l'homme qui met les pieds dans le plat, provoque les bagarres, déclenche la catastrophe et l'étranger de passage, à peine arrivé et bientôt reparti, celui qui disparaîtra sans qu'on ne saisisse vraiment qui il est.

Le cow-boy est un insaisissable. Un personnage qui accomplit bien plus qu'il ne s'accomplit. Il est l'action pure et l'inachevé en personne. Il est la raison d'être de l'histoire et pourtant il y participe à peine. Dans un western, le cow-boy est le récit même.

C'est que, plus qu'acteur, le cow-boy joue souvent ce rôle d'agent révélateur. Le personnage féminin s'interroge, dans L'Homme de la plaine: "Que serait-il arrivé si vous n'étiez pas venu?" Toute la question est là en effet. Toutes ces querelles sourdes et ces haines latentes étaient déjà là, mais c'est pourtant notre personnage qui les fait exister, éclater. Sergio Leone puis Clint Eastwood sauront bien reprendre à leur compte cette caractéristique. Avec notamment, pour le second, Pale Rider et L'Homme des hautes-plaines - le cow-boy est auréolé d'une aura mystique, puisque son action pure est révélatrice, apocalyptique.

Dans le film d'Anthony Mann, la tension entre la puissance et l'acte - les émotions et l'action - est magnifiquement figurée par le fusil, cet objet autour duquel tourne toute l'intrigue. Une arme d'attaque et de dissuasion dont la détente a été pressée une fois, à l'origine, pour tuer le petit frère de Lockart et donner lieu à l'histoire.

Almodovar: Etreintes brisées


S'opposaient, dans Volver, deux visions de l'image. Ces deux cinémas distincts étaient celui de papa, qu'il s'agissait de tuer - car il était celui du désir dérivé et incestueux - et le cinéma maternel, celui de l'émotion et du recueillement familial. Il y a des films obscènes, d'autres émouvants, tout l'art tient dans la gestion de l'émotion. Ce schéma se complexifie sérieusement dans Etreintes brisées. D'une part parce que le sujet devient bien plus explicitement le cinéma, d'autre part parce que les propositions visuelles, ainsi que les supports, se démultiplient.

D'abord le nouveau film d'Almodovar parle beaucoup de cinéma. Un peu trop. Le héros est un scénariste - un cinéaste devenu aveugle -, Penelope Cruz est une actrice (au sens large), transformée en Audrey Hepburn par son amant adorateur. La moitié du film concerne un tournage, tournage lui-même filmé par le fils du producteur, un producteur accessoirement mari de Lena (Penelope Cruz). Au-delà de cela il y a beaucoup de genres qui se rencontrent, principalement le thriller et le mélodrame. Almodovar marie tout ça avec une certaine virtuosité, il faut le dire. Et son actrice semble porter sur elle toute l'histoire du cinéma, la pauvre. Il y a cette scène de séance photo où elle porte une perruque blond platine, ainsi que, ironie du sort, des yeux en boucles d'oreilles. Comme si l'actrice, l'objet de tous le regards, rendait la pareille à tous ses spectateurs - et compensait la cécité future de l'artiste.


Avec les histoires qui se croisent et se répondent, ce sont différentes façons de voir et de mettre en scène qui sont montrées. En gros, on en distingue trois: celle de Martel, le mari richississime de Lena (c'est le cinéma du vieux, le cinéma-mort, la dictature du producteur), celle de Harry Caine (alias Mateo, le cinéaste amoureux, l'artiste), celui d'Ernesto (l'ambigu qui filme tout, finalement sauvé, mais qui sert l'un, puis l'autre). Ce qui est réussi, dans ce jeu d'images, c'est la façon dont est montré un cinéaste essayant de sauver un film pour mieux comprendre sa vie. Un peu moins réussie, en revanche, est la manière de vouloir toucher en même temps l'émotion et l'intelligence d'un spectateur qui, du coup, restera toujours un peu en dehors de ce puzzle pop-art.

lundi 18 mai 2009

Greta Garbo: la Dame aux caméras


Doit-on l'appeler Marguerite Gautier (c'est le nom du personnage), Camille (c'est le titre du film - si quelqu'un peut m'expliquer pourquoi, je suis preneur), Dame aux camélias (le film est une adaptation de ce roman d'Alex Dumas numéro 2), ou simplement Greta Garbo (car c'est d'elle qu'il s'agit)? Le film de George Cukor - Camille, donc - n'apporte pas de réponse à ces questions.

Au contraire, ce mélodrame ajouterait plutôt à la confusion, avec cette Greta Garbo qui, en demi-mondaine qui se respecte, y va toujours de sa moue, de son éclat de rire, de sa remarque impromptue. Femme regardée, femme courtisée. C'est dans ce grand carnaval, pudiquement appelé "half-world" en introduction, qu'évoluent nos deux personnage. L'une a mille visage, l'autre est entier, candide - Robert Taylor a une naïveté qui lui donne des airs de James Stewart.

Dans ce grand mélodrame, le comique que nous décrivions à propos de The Holiday, est comme inversé. Le burlesque n'est plus un rire de défense contre une société qui écrase, c'est au contraire ici le "demi-monde" qui est un grande danse grotesque, un grand carnaval, et auquel l'amour vrai oppose tout son sérieux et tout son drame. Bien sûr ce n'est pas un film très drôle, c'est même un mélodrame assez classique, et on s'énerve parfois de la solennité qui préside à l'union de ces êtres passionnés. Mais au moins le jeu de Greta Garbo gagne en intensité à mesure qu'elle se dépouille de son petit jeu de femme du monde. On voit bientôt clair à travers la comédie, et c'est sa marche vers la mort, qui est aussi marche vers l'amour, qui semble dévoiler la vraie Greta Garbo, derrière la dame aux caméras.

mercredi 13 mai 2009

Agnus Dei, de Lucia Cedron

Voir la chronique sur Kinok
L’argument d’Agnus Dei, quand on le lit vite, fait très hollywood – ou du moins très cinéma (l’histoire d’un enlèvement dont on imagine déjà la mise en scène, les rebondissements et le potentiel dramatique). C’est pourtant une autre voie qu’a choisie Lucia Cedron. Elle a choisi la voie détournée : la diversion. La vie qui continue. Et si la tension de l’intrigue semble s’estomper au fil du quotidien, c’est aussi pour pointer vers le non-dit et l’hors-cadre.


L’enlèvement en lui-même est à peine filmé. La voiture s’arrête, on comprend tout juste ce qui se passe : la scène restera informative. Étonnant, de refuser ainsi délibérément la scène d’action, le balai de poursuites et de coups de feu, pourtant constitutifs d’une mythologie cinématographique pas forcément indigne. Les mauvaises langues diront que le contre-pied systématique aux canons du genre aliène tout autant que les canons eux-mêmes, mais ce serait ignorer la cohérence de ce procédé dans l’économie du film.
Parce que, justement, il n’y a pas eu le détail de l’enlèvement, qui aurait immanquablement conduit à une forme de dramatisation, la douleur de la petite-fille du captif, et singulièrement de sa fille, reste toujours un peu sourde. Pas de crise de larme, pas démonstration sanglotante, tout demeure contenu dans une forme de latence. Teresa, la mère de Guillermina (c’est elle, la petite fille que contactent les ravisseurs), serait presque souriante. Elle en veut à son père, on ne sait d’abord pas trop pourquoi. Tout ça pour dire qu’on en sait un minimum et que le départ même de l’histoire, à savoir l’enlèvement, garde tout le long du film une aura de mystère.

Cette ignorance originelle est aussi celle du miroir en énigme qui nous montre, côte à côte avec le rapt, l’histoire d’une fillette, de ses parents et de son grand-père. Cette intrigue parallèle nous parle, du point de vue de l’enfant, de la dissidence et de la répression dans l’Argentine des années 70. On devine vite que cette seconde histoire est un flashback mettant en scène les mêmes personnages du temps de l’enfance de Guillermina. Le passage d’un temps à l’autre ne fait que renforcer l’impression de mystère. On passe dans l’ancien temps comme on change de salle, parfois dans une même séquence, et c’est l’impression d’une maison hantée par le passé que donne cette demeure, lieu principal des deux actions.


Tout le mérite de Lucia Cedron, dans la mise en scène de Agnus Dei, est d’être parvenu à donner une profondeur à ces deux intrigues et, du même coup, une signification spirituelle à l’enlèvement en lui-même. Car ces deux histoires sont des vases communicants où le passé donne au présent, où le présent se donne au passé. Pour une fois, le latin de messe n’est pas utilisé trop à la coule et le titre Agnus Dei éclaire un des sens de ce film. Quel point de départ plus évangélique, en effet, que cette situation où il faut rassembler les conditions nécessaires à un rachat ? En même temps qu’elles ont leur signification littérale, les questions d’argent amènent les personnages à un travail de révélation. Toute la réussite de ce film tient à cette conversion de l’échange sonnant et trébuchant en échange sacrificiel. Et au moins autant que l’argent, c’est la confession du père qui permet son retour dans le monde des vivants. En ce sens le thème de l’agneau, présent symboliquement dans plusieurs scènes du film (jusque dans la peluche, présent offert à Guillermina), a toute sa place. Dans le film de Lucia Cedron, l’agneau de Dieu est moins messie que bouc émissaire.

C’est dans cette perspective de rachat d’un péché originel que s’éclaire le sens du mystère et du non-dit, dans Agnus Dei. Il s’agit, à travers ces deux histoires qui se répondent, d’explorer l’origine, ce qui constitue toute situation présente. Au fond, le montage inexpliqué des deux intrigues et le choix de la voie détournée ne font qu’expliciter l’opacité du péché, et la difficulté qu’il peut y avoir à faire lumière sur les fautes qui font notre vie. C’est surtout dans ce sens qu’il faut voir l’aspect très politique du film de Lucia Cedron : elle en est là, l’Argentine qui était enfant dans les années 70. Que doit-elle faire de cette enfance ? Qu’est-ce qu’un pays fait des blessures de son passé ?

Gaslight, de Cukor - Eclairage au gaz pour yo-yo émotionnel


Bêtement je m'attendais à une comédie. A la place j'ai eu un thriller qui fait penser à Soupçons ou à Rebecca. Et la présence d'Ingrid Bergman, qui n'avait pourtant pas encore à l'époque tourné avec le bon maître du suspens, ne fait que conforter l'impression hitchcockienne. Elle partage l'affiche avec Charles Boyer, dans ce film de Cukor qui date de 1944. Charles Boyer, qui était surtout pour moi l'écrivain hongrois drôle et détaché du Cluny Brown de Lubitsch, prend ici un sacré nouveau visage (même si, merci google, je m'aperçois que Gaslight précède Cluny Brown dans la date de sortie).


A l'effacement - le flegme amusé et bonhomme de Charles Boyer version Lubitsch - succède le regard d'un manipulateur. De spectateur ironique, il devient le metteur en scène pervers de la folie de Paula, le personnage de Bergman. Les expressions composées pour le marivaudage, l'accent français, le magnétisme de son regard sont vite les procédés d'un mystificateur. Ingrid Bergman, en face, est plus belle que jamais, le visage torturé par la lumière et les ombres, ce qu'elle croit être la folie et qui n'est qu'un jeu d'éclairages.

Le yo-yo émotionnel que parvient à susciter Gregory chez Paula est à la fois celui d'un personnage et d'un spectateur de cinéma. Mais c'est aussi, surtout, la manière d'un sorcier qui veut redonner vie à la mort - et en l'ocurrence il s'agit d'habiter la maison de la morte pour achever de la tuer dans les tourments de sa nièce. Et l'on se dit que, comme dans les plus grands films de suspens et dans les plus grands films à actrice, il y a ce jeu avec la mort. Le jeu d'un acteur et d'un metteur en scène. C'est Rebecca, la morte qui vient hanter le couple des vivants, mais c'est aussi James Stewart essayant de recréer la Kim Novak de ses rêves. Ici les bijoux ne sont qu'un prétexte, une diversion hitchcockienne, pour hanter encore la maison de la morte et en faire réentendre les voix, revivre les spectre.

lundi 11 mai 2009

Lake Tahoe, de Fernando Eimbcke


Cet article est issu de ma première chronique DVD pour le webzine cinéma Kinok.


Il ne faut pas être pressé, pour aimer Lake Tahoe. Car la plupart des plans restent accrochés aux décors. Une étrange pesanteur retient les mouvements de la caméra, depuis qu’une voiture rouge s’est échouée contre un poteau, sur le bord de la route. Une succession de plans fixes, en forme de diapositives, souligne pourtant le mouvement de notre personnage, dans sa recherche d’un garage pour réparer la voiture. A chaque façade, une étape, à chaque garage, une façade : un monde figé, qui a son atmosphère propre, et ses personnages.

Longtemps, le jeune homme dont nous suivons le parcours n’est qu’une silhouette. Un homme qui marche d’un côté à l’autre de plans larges, dans des décors immobiles. Ce sont les rues d’un village mexicain qui a quelque chose du village fantôme. Ou du moins, s’il y a de la vie derrière tout ça, nous allons le voir, ces habitations sont-elles d’abord hermétiques, arides sous le soleil latin, et sans profondeur puisqu’elles ne sont que façades. Il y a aussi des routes traversées, dont même le point de fuite semble un trompe l’œil, un mirage en forme de perspective, dessiné par la chaleur âpre qui monte du goudron.

Notre personnage, donc, semble condamné à errer ainsi de garage en garage. C’est avant tout sa quête qui donne un semblant de cohérence à la succession des plans. C’est ce qui lie quelque peu les fragments, ces lourds blocs bien séparés par de longs fondus au noir. Il y a dans chaque séquence une force d’inertie, un acte d’indépendance dans chaque plan. De même que tous les personnages semblent vouloir détourner Juan (nous apprenons finalement son nom) de ce qu’il est venu chercher - une aide pour réparer sa voiture -, de même chaque scène, ou plutôt chaque plan, est comme un petit monde clos qui obstrue l’enchaînement du récit principal. Alors qu’il est parti pour réparer sa voiture, Juan se retrouve à promener un chien, à garder un bébé (ou presque), à déjeuner sur fond de versets de la Bible, quand il ne regarde pas simplement un film de Kung Fu.


Cet aspect fragmentaire est l’occasion de procédés insolites, souvent comiques, par exemple l’usage insistant des fondus au noir comme autant de silences éloquents. Si éloquents, les silences, qu’il arrive que la bande sonore continue de se dérouler, sans renfort d’aucune image - c’est le cas notamment pendant le film que Juan va voir avec son nouvel ami amateur de Bruce Lee. Isoler ainsi les petites saynètes permet aussi à Fernando Eimbcke de mettre en valeur des plans savamment agencés, comme celui où notre personnage, d’un côté du cadre, accueille les condoléances d’une famille amie, pendant que, de l’autre côté, son camarade dérobe une pièce de leur voiture.

S’il est question, soudain, de condoléances, c’est que toutes ces complications, en même temps qu’elles semblent nous éloigner du fil conducteur, nous rapprochent en fait de ce que vit Juan – nous apprenons, au détour des situations, que Juan et son petit frère viennent de perdre leur père. La perspective change. Aux murs et aux façades s’opposent la cour de la maison où Juan vit avec son frère et une mère que nous ne verrons presque pas. A la saturation du plan par les décors succède une véritable profondeur de champ – par exemple quand l’enfant observe à travers la porte-fenêtre son grand frère partir –, qui est à la mesure de ce qui se révèle de l’émotion de Juan. Toujours de la solitude, mais offerte, désormais, et partagée.


Ce qui touche, au fond, et ce qui donne un sens à une mise en scène très étudiée, c’est la pudeur avec laquelle Eimbcke nous amène à cette révélation. Car si l’on ne peut que saluer la précision des différents procédés, l’ensemble est un peu trop souligné. On se lasse parfois que la caméra s’appesantisse à chaque fois dans les lieux que tout le monde à quitté, ou que les fondus au noir persistent pendant quelques secondes de trop. Les meilleurs passages, les moments les moins pesants, sont ceux où la précision est employée à des fins comiques. On garde en tout cas un bon souvenir de ce film bien fait, qui nous épargne les grands discours sur le deuil. A la fois économe dans la démonstration des sentiments et puissant émotionnellement.

mercredi 6 mai 2009

Still walking - la marche des rituels et les rituels de la marche


Pas facile, la vie de famille chez les japs. Entre un fils cadet qui souffre de l'éternelle comparaison avec son défunt frère aîné, et qui n'arrive pas vraiment à faire accepter sa veuve d'épouse, une mère qui ne se remet pas de la mort de son fils, un père qui ne se remet pas d'être le seul médecin de la famille, enfin une fille qui essaie de s'incruster définitivement dans la maison parentale, avec mari et enfants : la réunion famiale que met en scène Kore-Eda Hirokazu dans Still Walking a peu de choses en commun avec une partie de poilade généralisée. D'autant que souvent la caméra n'est pas très légère. Elle insiste. Regardez, regardez donc la tête du cadet quand on parle trop de l'aîné défunt, ou alors: regardez, regardez donc les manières d'un père qui n'arrive pas à exprimer ses sentiments... Un ensemble de sentiments censés être imbriqués, complexes, latents parfois, sont étendus au grand air. Comme le linge, celui qu'on lave ou qu'on a pas le coeur de laver en famille. Un peu schématique et emmerdant, donc, ce système de sentiments refoulés pas tant refoulés que ça.


Bizarrement, si Still Walking est un beau film, c'est comme malgré son projet. Malgré le motif initial que l'on devine plus ou moins, et qui revient en gros à donner à voir l'entrelac émotionel caché derrière les rituels familiaux. J'ai été plus ému par les rituels que par les sentiments. Les moments les mieux filmés sont les instants gratuits, ceux où les enfants jouent par exemple. Il y a aussi les marches, dont les points d'arrivée et de départ importent peu, des marches qui se ressemblent car elles sont toujours la preuve qu'on est encore vivant, qu'on a encore les pieds sur terre, probablement l'un des sens de still walking. La marche comme condition des vivants, mais la marche aussi comme communion avec les morts - c'est le principe de la tradition. C'était là avant et ce sera là après, autre sens de still walking. Communion avec un mort en particulier, le frère aîné, dont l'absence hante tout le monde. Pire que l'arlésienne celui-là.



Plus que de montrer que toutes les familles se ressemblent, qu'il y a des secrets, des non-dits et de l'inachevé dès qu'il y a parents et enfants, la force du film de Kore-Eda Hirokazu aura certainement été de donner à voir la puissance des rites. Et en quoi ils nous dépassent.

dimanche 3 mai 2009

Guignol contre le grand spectacle - Holiday, de George Cukor


On peut appeler ça la lutte des classe, mais à mon avis la confrontation dont Holiday est la mise en scène est bien plus simple. Ou plus subtile. Dans ce film de George Cukor, où Gary Grant donne la réplique à une superbe Katharine Hepburn, un peu avant The Philadelphia Story, on voit un jeune homme aussi méchu que farfelu embarqué dans le grand jeu des fiançailles avec une riche héritière (la soeur de Katharine Hepburn - vous voyez venir le drame.)

Vont s'opposer deux mondes, ou plutôt deux scènes. D'abord il y a la grande bourgeoisie américaine. Le décor consiste en grandes pièces marbrées, en escaliers majestueux et en smokings amidonnés. C'est sur cette scène, à l'ambiance assez guindée et pas très commode, il faut le dire, que débarque Johnny Chase, le personnage de Gary Grant. Forcément, celui-ci détonne d'entrée de jeu. Direct, il entre côté jardin au lieu de côté cour, mélange les registres dans ses répliques aux domestiques, et semble confondre cravate et noeud pap. Plutôt que de se laisser effrayer par le silence éternels des espaces infinis de cette grande demeure bourgeoise, Johnny Chase se met en mouvement, allègre dans les décors figés.


Une chambrée, ou un âtre, vient s'opposer à ces espaces interminables et inhospitaliers. Il s'agit de la salle de jeux, essentiellement habitée par l'originale de la famille, la soeur de la fiançée: Linda (Katharine Hepburn). On y trouve entre autre piano, percussions, livres, cheminée, flutes, chevaux en bois et - très important, nous le verrons après - un théâtre de marionnettes. C'est aussi un lieu qui a été déserté par le frère, qui y fit jadis fructifier ses talents artistiques, auxquels il renonça finalement sous l'impulsion de son père. C'est bien entendu en cet endroit que se rencontrent pour la première fois Gary Grant et Katharine Hepburn.

Car si les deux scènes sont un temps laissées à l'abandon, c'est bien vite que le jeu s'anime: les deux théâtres s'opposent, les deux spectacles s'affrontent. L'essentiel se passe pendant la réception en grandes pompes, donnée à l'occasion des fiançailles. Le couple cousin de la fiancée, parcourt de ses sarcasmes suffisants la foule des convives. Linda, dont l'absence est remarquée, a préféré rester dans cette salle de jeux qu'elle appelle sa chambre. Vont bientôt s'y retrouver Johnny Chase, le frère de Linda et le couple d'ami de Johnny, qui sont la simplicité même. Toutes sortes de petits jeux, burlesques pour la plupart - de la musique, des discussions, des gags - se mettent à former un contrepoint à la réception qui se tient dans l'étage du dessous. Le sommet de cette subversion du grand spectacle de la bourgeoisie est atteint quand les vieux amis, exact inverse du couple snob des cousins, se mettent au spectacle de marionnettes, dans lequel ils ont l'air de moquer le "grand jeu" des fiançailles.





Ce qui se passe, dans cette salle de jeux, ressemble à une révolte du burlesque contre la grande forme ou contre l'esprit de sérieux. Pourtant, si l'aspect comique est moins important dans Holiday que dans une comédie de Hawks par exemple, c'est aussi parce que Cukor montre la façon dont le burlesque, le petit jeu, l'excentricité, se laisse facilement engloutir par le grand spectacle du conformisme. Tragédie bourgeoise. Ainsi, même s'il y a le happy-end, on retient surtout le sourire résigné du frère Ned, au-dessus de son verre de champagne, celui qui a tout compris mais a préféré renoncer...